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Constatant que le futur du monde, tel que prophétisé par le texte secret caché dans la Bible, ne cessait de changer, Vincent demanda à Cédric de le recevoir de toute urgence dans son bureau. Le directeur avait peu de temps à lui consacrer en raison de ses préparatifs de départ pour Montréal, mais il accepta tout de même d’écouter ce que son savant préféré avait à lui dire.
— Je viens d’apprendre que tu pars d’ici une heure, alors je t’ai préparé un document que tu pourras lire en route. Tu peux en parler aux hauts dirigeants si tu le veux. Je suis prêt à comparaître devant le comité international s’il le faut pour affirmer l’authenticité de ma découverte.
— On verra en temps et lieu, le rassura Cédric avec son calme désarmant habituel. Peux-tu me le résumer en quelques mots ?
— En quelques mots… Eh bien, une terrible calamité est sur le point de se produire à Jérusalem. Ce pourrait même être le début d’une guerre mondiale. Tu dois absolument retirer Océane de là.
— C’est une décision qui ne m’appartient plus, Vincent.
— Madame Zachariah t’aime bien. Elle t’écoutera.
— Je n’ai pas l’habitude de me servir de mon influence pour obtenir des faveurs. Tu me connais mieux que cela, pourtant.
— C’est pour cette raison que je te remets ces papiers. Je t’en conjure, si tu as un peu d’affection pour Océane, ramène-la avec toi.
— J’y réfléchirai.
L’apparente indifférence de son directeur ne découragea pas Vincent. Au contraire, il savait que Cédric ferait tout son possible pour sauver Océane, mais sans coup d’éclat, car c’était un homme discret de nature.
Lorsque le jeune savant l’eut quitté, Cédric glissa le document dans sa mallette en cuir et se rendit au garage de la base. Il ne lut le rapport de l’informaticien qu’une fois bien installé dans la limousine qui le conduisait à l’aéroport de Toronto. Sachant que son chef n’aimait pas perdre son temps, Vincent n’avait résumé qu’en peu de lignes les textes bibliques relatant les événements du passé. Il s’était davantage concentré sur l’avenir.
Cédric apprit donc que le texte occulte caché dans la Bible changeait sans cesse, comme si la puissance divine qui l’avait écrit s’acharnait à le réviser pour tenir compte du libre arbitre des différents acteurs impliqués dans chaque action. Le directeur se rappela alors une phrase que lui avait souvent répétée Andromède Chevalier lors de leur courte relation amoureuse. L’avenir est sans cesse en mouvement, Cédric. Tu dois devenir plus flexible. Andromède aurait été contente d’apprendre qu’elle avait bien raison.
Pour faciliter la lecture de son compte-rendu, Vincent avait imprimé le premier texte, puis le second en mettant les modifications en rouge, puis le troisième et ainsi de suite, selon les diverses prophéties. Certaines avaient beaucoup changé en une semaine, d’autres non. Il était donc facile de suivre les différents scénarios prévus par celui que Vincent appelait Dieu. Le savant s’était davantage arrêté sur les passages qui concernaient les agents de l’ANGE appelés à jouer des rôles importants lors des derniers jours précédant la fin du monde.
Cédric se doutait bien que d’autres personnes se grefferaient à ce nombre durant les prochains mois, dont les Nagas et les Dracos qui ne resteraient certainement pas sans rien faire devant l’ascension fulgurante du prince Anantas en Europe. Il lut d’abord l’extrait qui parlait d’Océane. Peu importe les modifications que subissait le texte, son destin semblait de mourir par la main de l’Antéchrist. « Elle n’arrivera donc pas à compléter sa mission, peu importe que je la fasse rappeler ou non au Canada », conclut Cédric. La moindre des choses qu’il pouvait faire était de demander à Adielle de lui remettre un message et de la laisser décider elle-même de son sort.
Quant à Yannick et à son ami Océlus, au début ils n’étaient censés que prêcher, puis la Bible annonçait que l’un d’eux serait forcé de devenir plus actif dans la lutte contre la montée au pouvoir du tyran. Cédric se doutait bien que ce guerrier serait son ancien agent, qui n’avait jamais appris à maîtriser son tempérament impulsif. Le destin fatal des deux Témoins n’avait cependant pas changé.
Le document indiquait ensuite que Vincent servirait en premier lieu d’informateur à l’ANGE, car le don de déchiffrer la volonté de Dieu dans la Bible ne serait donné qu’à lui seul. « Quelle ironie que ce soit à un savant que le Ciel ait confié cette tâche surnaturelle et non à un prêtre », songea Cédric. Il y avait ensuite une possibilité que Vincent soit appelé à rassurer publiquement la population par le truchement de la télévision au cours des derniers jours. « Lui qui est si timide ? » s’étonna le directeur.
L’avenir de Cindy était le plus nébuleux. Dans un passage, elle devenait l’agent de l’ANGE le plus actif au Canada, remplaçant Kevin Lucas lui-même dans les opérations de sauvetage des réfugiés européens. Dans le texte suivant, elle devenait l’un des disciples d’un faux prophète qui se ferait démembrer par l’Antéchrist sur la place publique. Dans le troisième, elle se rendait par ses propres moyens à Jérusalem, défiant ses supérieurs, pour arracher Océane des griffes du Prince des Ténèbres, mais se faisait finalement tuer en même temps que sa collègue.
— Comment suis-je supposé réagir devant des événements qui changent à un tel rythme ? murmura Cédric, découragé.
La limousine approchait maintenant de l’aéroport, alors le directeur accéléra sa lecture. Ce qu’il découvrit au sujet d’Aodhan Loup Blanc le stupéfia. Depuis qu’il travaillait avec cet agent mandaté à Toronto par la division du Nouveau-Brunswick, Cédric n’avait eu que peu de reproches à lui faire. En fait, la seule mauvaise habitude de l’Amérindien était d’utiliser les satellites de l’ANGE sans permission lorsqu’il se sentait coincé. Aodhan était même un atout pour n’importe quel directeur de l’Agence, car il était efficace, docile et très intelligent. Qu’il décide de quitter l’ANGE sur un coup de tête ne lui ressemblait absolument pas. C’était pourtant ce que prévoyait le seul paragraphe qui parlait de lui. Cédric prit mentalement note de communiquer avec l’Amérindien dès qu’il serait seul.
Tandis que la grosse voiture s’engageait sur le tarmac de l’aéroport en direction du jet privé de l’Agence, Cédric parcourut rapidement le premier passage qui le concernait. Dans son esprit, il était clair qu’il retournerait bientôt s’installer au Québec et qu’il y dirigerait les opérations montréalaises de l’ANGE avec son dévouement légendaire Alors, pourquoi la Bible parlait-elle d’incertitude dans son cas ? De quel héritage royal était-il question ici ? Cédric ne s’était jamais intéressé à son arbre généalogique. Ses parents lui avaient révélé, lorsqu’il était petit, qu’ils étaient d’origine française et espagnole. Jamais il ne les avait questionnés davantage sur leur ascendance.
Le paragraphe suivant lui donna carrément la chair de poule, car l’auteur du texte prétendait qu’il abandonnerait sa carrière pour se porter au secours d’êtres chers en Terre sainte. « Andromède ferait un geste aussi téméraire, pas moi ! » se récria-t-il intérieurement. La portière de la limousine s’ouvrit.
— Nous sommes arrivés, monsieur.
Cédric remit le document dans la mallette et descendit du véhicule. Il n’eut que quelques pas à faire pour atteindre l’échelle métallique qui menait à la porte de l’avion. À peine l’eut-il franchie que l’hôtesse de l’air la referma hermétiquement derrière lui. Cédric s’avança dans le petit salon où Mithri Zachariah l’attendait, confortablement assise dans l’un des larges fauteuils de cuir.
— Bonjour, Cédric. Toujours aussi élégant, à ce que je vois.
— Bonjour Mithri, et merci pour le compliment.
— Assieds-toi, je t’en prie. Nous partons à l’instant.
Son directeur lui obéit sur-le-champ.
— Tu as une mine terrible pour un homme qui va enfin recevoir ce qu’il attend depuis près d’un an.
— Je suis vraiment désolé de ne pas vous paraître plus reconnaissant que cela, mais j’ai eu une dure semaine.
— Au travail ou dans ta vie personnelle ?
— C’est dur à démêler pour le moment. En fait, j’espérais que ce voyage me permettrait de vous faire part des dernières découvertes de mon équipe.
— Tu peux parler librement. Il n’y a aucun système d’écoute à bord.
Cédric lui raconta alors l’étrange aventure de Vincent McLeod. La grande dame l’écouta sans sourciller, comme si elle avait déjà été mise au courant de ce mystère.
— Un texte sacré qui se réécrit de lui-même, murmura-t-elle, songeuse. Tu as bien fait de m’en parler, Cédric. La division internationale voudra très certainement l’étudier.
— Le problème, c’est que son auteur ne se révèle pas à n’importe qui. Il a spécifiquement choisi Vincent.
— Nous serons donc forcés de te l’enlever.
Cédric s’y attendait déjà. Les agents de l’ANGE n’étaient pas à l’emploi des directeurs. Ils relevaient tous des hauts dirigeants. Même s’il avait voulu s’opposer à cette décision, il n’en aurait pas eu l’autorité.
— Ne fais pas cette tête-là, voulut le consoler Mithri. Nous avons approuvé le transfert d’Aodhan Loup Blanc à Montréal. C’est une bonne compensation, non ?
Cédric n’eut pas le courage de lui dire que cet espion modèle se trouvait à Washington en train d’enquêter sur un faux prophète au lieu de prendre des vacances bien méritées, ni que la Bible prétendait qu’il n’en reviendrait peut-être pas.
— J’ai quelques surprises pour toi qui vont te remonter le moral, ajouta la dirigeante de l’ANGE.
Elle n’élabora pas davantage sur ce sujet pendant le court voyage qui les mena de l’Ontario au Québec. Le jet se posa à l’aéroport de Saint-Hubert, moins occupé que celui de Dorval et plus facile à sécuriser par l’Agence. Des hommes en noir étaient postés autour de la limousine qui attendait les deux dirigeants. L’un d’eux vint à leur rencontre au pied de l’escalier de l’avion.
— Cédric, je te présente Glenn Hudson, ton nouveau chef de la sécurité.
Les deux hommes se serrèrent la main.
— Nous avons tous hâte de vous voir à votre poste, monsieur Orléans.
— Tous ?
Hudson ne répondit pas et le fit plutôt entrer dans la voiture aux vitres teintées. À la grande surprise de Cédric, trois personnes y étaient déjà assises.
— Christopher Shanks t’envoie ses meilleurs finissants : Jonah Marshall, Shane O’Neill et Mélissa Collin.
« Des jeunes sans aucune expérience sur le terrain, se découragea le directeur. Ce n’est pas étonnant que Mithri ait accepté de muter Aodhan à Montréal. »
— Nous savons que nous ne pourrons pas facilement remplacer vos anciens agents, déclara Shane pour engager la conversation.
Il n’avait probablement pas trente ans. Ses cheveux bruns étaient coupés très court et dans son visage de forme triangulaire, on ne voyait que ses grands yeux noisette. Il portait un veston et une cravate, mais aussi un jean et des espadrilles.
— Nous pouvons toutefois vous assurer qu’aucun d’entre nous n’a de double personnalité divine, plaisanta Jonah.
Cédric se rappela que les méritants ayant supposément tous été rappelés par Dieu, il ne restait sur la Terre que des hommes et des femmes qui avaient quelque chose à se reprocher.
Jonah semblait encore plus jeune que Shane. Il avait les cheveux châtains, hérissés partout sur son crâne. Ses yeux bleus lui rappelèrent ceux de Cindy Bloom, avant qu’elle ne décide de les dissimuler sous des lentilles cornéennes vertes.
— Ce qui ne veut pas dire que nous n’admirons pas l’agent Jeffrey, qui s’est soudain métamorphosé en Témoin de Dieu, ajouta Mélissa.
— Je vous conseillerais de relire les derniers rapports émanant de la base de Toronto, mademoiselle Collin, rétorqua sèchement Cédric, car c’est plutôt le contraire qui s’est produit.
Les jeunes agents échangèrent un regard inquiet.
— Si vous voulez faire carrière à l’ANGE, il vous faudra apprendre à vérifier vos sources avant de vous adresser à moi, ajouta Cédric.
— Je vous avais prévenus qu’il était exigeant, les taquina Mithri. Mais dans quelques années, vous vous féliciterez d’avoir fait vos premiers pas avec lui.
Cédric continua à observer ses nouveaux employés sans exprimer ses émotions. Il s’attarda surtout sur la jeune femme qui complétait le trio. Avec ses cheveux noirs coupés aux épaules, elle ressemblait aux illustrations égyptiennes qui ornaient les murs de la demeure d’Andromède. Mais c’est ce que le directeur vit dans le brun sombre de ses yeux qui l’indisposa. Il y brillait la même flamme de rébellion que dans ceux d’Océane…
La limousine quitta la route 116 pour s’engager sur le boulevard Taschereau, en direction du métro de Longueuil. L’ANGE avait en effet profité de la construction du dernier pavillon de l’université de Sherbrooke juste à côté de la station pour établir sa nouvelle base dans ses entrailles. La voiture entra dans le garage de l’immeuble à logements situé directement de l’autre côté de la rue et fonça vers le mur du fond. Le panneau en béton se déroba devant elle à la dernière seconde, pour la laisser entrer dans une immense cage d’ascenseur.
— Ce n’est pas aussi romantique qu’un beau château, fit remarquer Mithri à Cédric.
— Mais plus moderne, répliqua-t-il. Y a-t-il d’autres entrées ?
— Trois autres, dont l’une est sous-marine.
— Impressionnant.
Quelques secondes plus tard, l’ascenseur libéra la grosse voiture, qui entra dans le vaste garage de l’ANGE.
— Il n’a pas été facile de trouver des ouvriers qui ne tenteraient pas de nous escroquer, expliqua Mithri en descendant du véhicule. Nous avons dû les recruter dans un coin reculé de l’Australie, où il existe encore de bonnes gens. Ils ont creusé toutes les galeries en croyant que nous cherchions des minerais précieux.
— Qui a installé l’équipement électronique ?
— Des techniciens de nos diverses bases.
Le long couloir ressemblait à tous ceux des autres centres nerveux de l’ANGE, sauf pour les poignées de porte qui n’étaient plus équipées de claviers à combinaison.
— La poignée reconnaît les empreintes digitales de ceux qui sont autorisés à entrer dans les diverses salles, expliqua Mithri en apercevant le regard interrogateur de Cédric. Nous en avons aussi profité pour améliorer les systèmes informatiques. Vincent aurait eu beaucoup de plaisir ici.
Cédric ne fit aucun commentaire concernant la perte de ce précieux agent. Il espéra seulement que ce dernier lui serait rendu une fois que la division internationale aurait obtenu ce qu’elle voulait. Ils arrivèrent finalement devant la porte des Renseignements stratégiques. Cédric mit la main sur la poignée.
— BIENVENUE DANS VOTRE NOUVELLE BASE, MONSIEUR ORLEANS, le salua l’ordinateur, qui avait une voix beaucoup plus féminine que celui de Toronto.
La porte glissa devant le directeur. Il fit quelques pas et s’immobilisa, surpris. La pièce circulaire était tapissée d’écrans plats légèrement incurvés. Devant ces consoles noires ne se trouvaient qu’une dizaine de chaises, rattachées au mur par des bras métalliques. Au centre s’élevait un fauteuil capitonné.
— On dirait le pont d’un vaisseau spatial, lâcha Shane.
— Tu peux t’asseoir si tu le veux, Cédric, l’invita Mithri.
Comme tous les reptiliens, le directeur était bien trop friand de technologie pour décliner cette offre. Il prit place sur le fauteuil qui se mit à tourner lentement sur lui-même, tandis que devant lui les écrans s’allumaient un à un.
— QUELS SONT VOS ORDRES, MONSIEUR ORLEANS ?
Les trois agents se précipitèrent devant les consoles et s’assirent sur les chaises.
— Capitaine Kirk, nous sommes sur la trajectoire d’un immense astéroïde ! s’écria Jonah en mimant l’effroi.
— Ordinateur, dématérialisez les agents Marshall, O’Neill et Collin, et transportez-les sur l’astéroïde en question, répliqua Cédric du tac au tac.
— CETTE PROCEDURE NE FAIT PAS PARTIE DU PROTOCOLE.
Mithri éclata de rire, aussitôt imitée par les jeunes. Quant à Cédric, il demeura on ne peut plus sérieux.
— Maintenant, je sais que tu te plairas ici, lança la grande dame, après avoir ri un bon coup. Quand désires-tu t’installer à Longueuil ?
— Dès que j’aurai vu à quoi ressemble mon bureau.
Cédric quitta le fauteuil et marcha vers la porte de ce qui deviendrait son sanctuaire. Mithri lui emboîta le pas, faisant signe aux recrues de ne pas les suivre. Un large sourire se dessina finalement sur le visage du directeur lorsqu’il constata qu’on avait reconstitué son bureau de Montréal jusque dans les moindres détails. Il se tourna vers la grande patronne de l’ANGE sans cacher sa satisfaction.
— J’aimerais retourner à Toronto pour prendre mes effets personnels et remettre officiellement les commandes à monsieur Boyden.
— Cela va de soi. Si tu as des questions, c’est le moment de les poser, car je dois retourner à Genève très bientôt.
— Que contient le pendentif que vous portez au cou, Mithri ?
— Il est trop tôt pour que je te le révèle. Sois patient.
Cédric n’insista pas. Il contourna plutôt sa table de travail en caressant le bois poli de la main.
— Ordinateur, donnez-moi accès aux haut-parleurs des Renseignements stratégiques.
— C'EST FAIT, MONSIEUR.
— Spock, Chekov et Uhura, je veux une analyse complète de la situation politique, économique et sociale de Montréal lors de mon retour à la base demain ou après-demain, et que ça saute !
— Tout de suite, capitaine, répondit Mélissa.
— Je t’attends dans la voiture, annonça Mithri, amusée. J’ai quelques coups de fil à faire.
Cédric prit place derrière son bureau, heureux d’être enfin de retour chez lui.